Controverse pédagogique : l’évolution des manuels
Peut-on encore utiliser des ouvrages anciens comme Le Livre des bêtes (1965) pour enseigner le français au CE1 ?
Que penser de l’évolution des pratiques pédagogiques depuis ce temps-là ?
Mais surtout… Faut-il vraiment perdre son temps avec de pareils questionnements en 2025 ? 😂
Et bien, malheureusement et à priori, oui.
Franchement, si on m’avait dit un jour que j’aurais à rédiger un tel article en 2025, je ne l’aurais pas cru…
Mais reprenons depuis le début, car non, je ne me suis pas réveillée un matin avec l’envie irrésistible de vous parler d’un vieux livre des années 1960 (que, soit dit en passant, je ne connaissais même pas avant cette histoire).
Sur les réseaux sociaux, la semaine dernière, une blogueuse a conseillé l’utilisation de cet ouvrage, Le Livre des bêtes, pour travailler la lecture en CE1. Curieuse, je suis allée consulter ce manuel sans attendre. Après l’avoir feuilleté, j’ai d’abord cru à une plaisanterie et j’ai répondu par un trait d’humour. Erreur monumentale, apparemment.
J’ai ensuite exprimé mon étonnement : comment une personne aussi expérimentée pouvait-elle recommander un manuel si déconnecté des programmes scolaires, des approches didactiques et pédagogiques que nous appliquons depuis 10 ou 20 ans, et même de notre société actuelle ?
Elle a finalement publié un long article sur son blog, où elle détaille pourquoi cet ouvrage serait pertinent selon elle, tout en me reprochant d’être « méchante » pour avoir osé la contredire. Je vous épargne ici les détails sur mon supposé manque de bienveillance et les nombreuses attaques personnelles. Bref, avançons.
Il est vraiment intéressant de revenir sur certains points soulevés dans son article.
Par exemple, elle souligne le fait que je serais une « fervente admiratrice du BO et d’Éduscol ». Certes, c’est une attaque personnelle, et je m’étais promis de ne pas m’y attarder… mais en fait, c’est important, car ce genre de discours revient souvent !
Disons-le simplement : lorsqu’on conseille quelque chose à des collègues, notamment des débutants, et encore plus dans le cadre de missions de formateur, il me semble essentiel, par respect et cohérence, de ne pas leur proposer des outils qui sortent des cadres officiels. Pourquoi ? Parce que cela pourrait les mettre en difficulté face à leurs élèves, leur titularisation, les parents, les collègues ou simplement leur quotidien d’enseignants. Franchement, cela me semble tellement logique, non ?
Bref, venons-en au contenu.
L’un des points que j’ai mis en avant concerne l’absence d’enseignement explicite des correspondances graphophonémiques (CGP) dans ce manuel. Certes, elles sont présentes, mais en petites doses disséminées ici et là, sans aucune structuration. C’est parfaitement adapté pour des élèves qui maîtrisent déjà la lecture. Mais soyons honnêtes : dans une classe entière de CE1, combien d’élèves peuvent se passer d’un travail explicite et structuré sur les graphèmes complexes ?
Un rappel essentiel : apprendre à lire prend du temps.
On ne maîtrise pas les 130 graphèmes de la langue française en un an de CP, pour ensuite ne plus jamais y revenir. C’était peut-être une vision commune dans les années 60, mais les faits sont les faits. La réalité, c’est que nos élèves ont BESOIN de revoir ces graphèmes tout au long du cycle 2.
Apprendre à lire, ce n’est pas « fini » après le CP. Dans la plupart des classes, même en CE2, il reste crucial de travailler explicitement et régulièrement les graphèmes complexes et les lettres difficiles (c, g, s, etc.). Et je serais curieuse de visiter une classe où ce travail n’est plus nécessaire pour aucun élève.
Bon, je ne suis pas plus bête qu’une autre, et j’ai parfaitement saisi le message sous-jacent.
Selon cette blogueuse, proposer de lire des syllabes, des mots ou des phrases isolées n’apporte rien aux élèves. Elle semble préférer qu’on passe directement à la lecture de textes et d’œuvres complètes, aussi complexes soient-elles, en supposant que cela motiverait davantage les élèves. Elle illustre son propos avec une page de Lecture Piano CE1.
Eh bien, en partie, je suis d’accord.
Oui, au CE1, il est indispensable de lire des textes. Des pages et des pages entières de gammes de lecture ne me semblent pas nécessaires. Ça peut même être contre-productif et dégoûter les élèves.
Cependant, intégrer quelques lignes de révision de syllabes ou quelques mots ciblés, en lien avec la correspondance graphophonémique étudiée, reste pertinent. Pourquoi ? Parce que cela favorise l’automatisation, une étape clé dans l’apprentissage de la lecture. Et une fois encore, nos élèves en ont grandement besoin tout au long du cycle 2.
Et sur Kit et Siam ?
Elle cite des extraits de la méthode dans son article, mais :
- Ce n’est pas le sujet ici. Nous discutons du CE1. Kit et Siam est une méthode CP, avec une contrainte bien spécifique : proposer uniquement du 100 % déchiffrable. Cette exigence n’existe pas au CE1, où les élèves ont déjà une maîtrise plus avancée du code.
- C’est une attaque personnelle à mon égard. On a passé l’âge, non ? 😁 Ces remarques ne relèvent en rien d’un débat pédagogique.
M’enfin, je ne vois pas ce qu’il y a de choquant à faire lire à des élèves de CP, dans un monde anthropomorphique : “Les héros ont repéré les filous. Ils parlent à un léopard et une poule dans la laverie.”. Les personnages sont des animaux, c’est comme si on disait : “La souris discute avec le chien dans le garage.” au lieu de dire : “Mickey discute avec Pluto dans le garage.”. Wahou, grave choquant !
Par contre, ça ne dérange pas cette blogueuse que dans Le livre des bêtes, il y a ait des phrases et des textes comme ceux-là (voire images ci-dessous). C’est vrai que c’est vachement plus motivant pour des enfants de 7 ans de lire des trucs pareils !
Bon, mettons de côté la question du décodage.
Imaginons, en faisant preuve de bonne foi, que le code est travaillé en profondeur à partir d’un autre support pédagogique. Pourquoi pas, après tout !
Mais soyons honnêtes.
Ce n’est pas avec cet ouvrage que nous allons faire rêver nos élèves. Il s’agit de textes datant de 1965.
- Aucune diversité dans les noms : Martin, Hermeline, Constant, Serge, Ghislain… On est clairement dans une autre époque.
- Une représentation désuète de la société et des concepts d’un autre siècle sont omniprésents : on fouette les animaux, on les fait bouillir, on les plante en haut d’un clocher, etc.
- Des stéréotypes dépassés : recherche d’une bonne pour s’occuper des enfants, mention de la Saint-Martin, personnages fumant la pipe, etc.
- Un vocabulaire obsolète : “le finaud”, “une culbute”. Sérieusement, ces mots parlent-ils à un enfant de 7 ans en 2025 ?
De plus, beaucoup de ces histoires sont tirées de contes traditionnels, ce qui explique leur tonalité parfois sombre. Mais l’ensemble devient vite pesant et déprimant. Est-ce vraiment cela que nous voulons transmettre à nos élèves ?
Rien à en tirer ?
Le manuel comprend des contes célèbres (Les Trois Petits Cochons, Boucle d’Or) qui peuvent être intéressants à étudier comme des textes patrimoniaux. Mais on peut facilement les trouver ailleurs, sans se coltiner un manuel aussi vieux.
Pour conclure sur ce point : Personnellement, il me semble problématique d’enseigner à des élèves des mots désuets ou des notions complètement déconnectées de leur quotidien. Rencontrer un vocabulaire ancien au fil d’un conte, pourquoi pas, mais en faire le cœur de l’apprentissage toute l’année ? Non, merci.
Un manuel centré sur la compréhension ?
Là encore, c’est raté. Ce domaine est précisément celui où cet ouvrage échoue le plus (il y a match avec le vocabulaire).
De nos jours, nous connaissons les travaux incontournables sur la compréhension, comme ceux de Roland Goigoux, Sylvie Cèbe, Marie-France Bishop, etc.
Dans les constellations français que j’anime depuis 3 ans, nous utilisons régulièrement des outils comme le Visibiléo, la lcture pas-à-pas, ou encore le Guide violet. J’ai le sentiment que ce sont désormais des concepts et des démarches hyper connus par les enseignants, tout comme Narramus, Lectorino Lectorinette, etc.
Bon, tout le monde connait Goigoux et consorts, mais pas la blogueuse en question qui n’en a à priori jamais entendu parler. Elle avance plutôt une théorie absurde : les stratégies de compréhension ne seraient pas enseignées dans Le Livre des bêtes… intentionnellement. Franchement, wtf. Pourquoi cela serait-il fait exprès ? Cela n’a aucun sens.
Enfin, une image vaut mille mots :
Des pistes intéressantes mais insuffisantes
Les questions proposées dans la section « Nous réfléchissons » ne sont pas dénuées d’intérêt. Elles permettent d’évaluer la compréhension factuelle des élèves, et certaines d’entre elles vont un peu plus loin, en explorant des hypothèses, des projections ou des ressentis. On touche même, de manière très légère, à des inférences.
Cela dit, cet effort reste très limité. Ces questions, bien que pertinentes en surface, manquent cruellement de profondeur pour amener les élèves à des apprentissages durables :
- Pas d’identification des stratégies cognitives : Les élèves ne disposent d’aucune clé explicite pour comprendre le sens et l’intérêt des questions, quelles informations chercher, qu’est-ce qu’ils doivent mettre en place pour parvenir à répondre, etc.
- Pas de réutilisabilité des démarches : En l’absence d’étayage, il est peu probable qu’un élève puisse réutiliser ces stratégies seul dans d’autres contextes.
- Pas de trace écrite : Pourtant, une trace écrite bien pensée est essentielle pour synthétiser les apprentissages, expliciter les démarches et ancrer durablement les stratégies abordées.
Ce qui manque cruellement
Un travail efficace sur la compréhension devrait inclure plusieurs éléments absents ici :
- Un lien avec le vocabulaire : L’étude des mots rencontrés dans le texte enrichit non seulement la compréhension immédiate, mais aussi la mémorisation et le réinvestissement lexical dans d’autres contextes.
- Un travail sur les liens de causalité et la chronologie : Ces aspects sont essentiels pour permettre aux élèves de structurer mentalement les événements du récit.
- Des outils visuels et concrets : Des supports comme le Visibiléo aident les élèves à organiser et visualiser les informations clés, ce qui soutient leur réflexion et leur compréhension.
- De la différenciation : Rien n’est prévu pour accompagner les élèves en difficulté ou pour approfondir les apprentissages des plus avancés.
En l’absence de ces éléments, la partie « Compréhension » de ce manuel reste bien superficielle.
De gros manquements que les enseignants doivent combler… en se débrouillant
Ensuite dans son blog, la collègue « ajoute » tout un tas de questions supplémentaires à poser aux élèves. Oui d’accord, mais sans guide pédagogique, je vois mal un enseignant (surtout débutant, mais pas que) prendre le temps de réfléchir à toutes les questions annexes qu’il faut ajouter. Ce n’est pas du tout clé en main. Et le manuel n’est alors qu’une simple banque de textes… Mais pourquoi pas, faisons à nouveau preuve de bonne foi !
Ensuite, on a un exercice vraiment catastrophique sous forme de texte à trous : « J’écris la vérité ». Puis, la phrase à remettre dans l’ordre avec la Saint-Michel. Zéro utilité pédagogique.
Et enfin, on dessine l’âne Martin. Bon pareil, c’est pas fou, mais c’est un début ! Evidemment, un exercice plus pertinent en compréhension aurait été de mettre en avant les états mentaux des personnages, leurs pensées, leurs émotions, etc. Mais reprendre des éléments sur la description physique d’un personnage ne me choque pas, et faire dessiner les élèves est toujours une bonne chose.
Le vocabulaire : un véritable point noir
Bon, malgré tous mes efforts pour rester mesurée, il va être difficile de ne pas être critique ici. Le traitement du vocabulaire dans cet ouvrage est, disons-le franchement, catastrophique. On se contente de donner deux définitions pour deux mots tirés du texte.
Et la collègue blogueuse s’exclame : « Vous voyez, ils font du lexique ! ».
Mais enfin… où est passée l’approche active ?
J’entends bien que cette collègue est à la retraite depuis longtemps, mais comment peut-on ignorer à ce point les avancées pédagogiques en matière d’étude du vocabulaire, comme les travaux de Picoche ou Cellier ? Enseigner le lexique, ce n’est pas juste définir deux mots et penser que le tour est joué.
Travailler le vocabulaire signifie :
Proposer une approche active et contextualisée :
- Observer les mots dans des contextes variés (textes littéraires, documentaires, échanges oraux).
- Expliciter leurs relations : synonymes, antonymes, dérivations, familles de mots.
Développer un réseau lexical organisé :
- Structurer le lexique à travers des activités comme le tri, le classement, ou encore la création de phrases.
- Favoriser des situations concrètes et collaboratives pour donner du sens à l’apprentissage.
Ancrer les mots dans des usages réels :
- Utiliser les mots dans des productions écrites et orales.
- Réinvestir régulièrement ce vocabulaire dans d’autres contextes.
L’objectif ? Offrir aux élèves une maîtrise durable du lexique, en construisant des connexions fortes entre les mots et leurs usages.
Et Le Livre des bêtes dans tout ça ?
Aucune de ces démarches n’est proposée dans cet ouvrage. Pas d’activités actives, pas de structuration, rien qui puisse soutenir l’acquisition progressive et durable du vocabulaire. Si je devais demander à la collègue pourquoi, j’imagine qu’elle me répondrait que, là encore, c’est fait exprès…
Un verbatim fictif, complètement déconnecté
Pour expliquer comment travailler le vocabulaire à partir de ce texte, la blogueuse propose un verbatim imaginé avec une classe fictive et des élèves tout droit sortis de son imagination. Ce passage est honnêtement tellement déconnecté du réel qu’il en devient presque comique. Si vous voulez passer un moment amusant, allez le lire !
L’heure de conclure
Tout ceci est bien sympathique, mais il est temps de tirer les conclusions.
Les élèves d’aujourd’hui ne sont plus ceux de 1965. Leurs besoins, leurs centres d’intérêt et leur environnement culturel ont considérablement évolué.
Les programmes actuels du cycle 2 insistent sur des lectures variées, modernes et engageantes, telles que des contes, romans, albums jeunesse, documentaires ou encore pièces de théâtre. Avec Le Livre des bêtes, on est très, très loin de ces attentes.
Des thématiques et un vocabulaire désuets
Ce qui frappe le plus dans cet ouvrage, ce ne sont pas tant la complexité des tournures de phrases ou des mots employés, mais bien les thématiques et le vocabulaire totalement dépassés, qui sont à des années-lumière des préoccupations de nos élèves d’aujourd’hui.
Demandez à un élève de lire un texte sur la Saint-Martin avec un débit et un ton adapté, tout en le comprenant ! Ce n’est pas seulement archaïque, c’est aussi une façon de mettre inutilement nos élèves – surtout les plus fragiles – en difficulté.
Une banque de vieux textes patrimoniaux
Cela étant dit, je vais encore faire un effort de bonne foi : utiliser ce manuel comme une simple banque de textes, pour y piocher un ou deux contes traditionnels pertinents dans l’année… pourquoi pas !
Cependant, soyons clairs : ce manuel ne propose rien de plus que les textes eux-mêmes. Aux enseignants de tout construire autour, depuis les objectifs pédagogiques jusqu’aux activités concrètes. Ce n’est qu’un début, et un outil minimaliste, bien loin des besoins actuels des classes.
Reconnaître une valeur sentimentale, mais…
Je comprends que Le Livre des bêtes puisse avoir, pour certaines personnes, une valeur sentimentale, ou une place dans les réflexions historiques sur l’enseignement. Cependant, son utilisation en classe aujourd’hui devrait se limiter à un cadre patrimonial ou comparatif, et non comme outil pédagogique principal.
Un équilibre entre technique et culture
L’enseignement du français repose sur une articulation fine entre : décodage, orthographe, vocabulaire, compréhension orale et analyse de textes.
Pour cela, les outils pédagogiques, tout comme les méthodes, doivent évoluer avec leur temps. Les élèves d’aujourd’hui méritent des supports en phase avec leur réalité et leurs besoins, des textes qui parlent à leur quotidien, tout en les ouvrant à des horizons plus vastes.
Trouver un juste milieu
Évidemment, nous ne cherchons pas à enfermer les élèves dans des séries de logatomes dénués de sens, mais nous ne pouvons pas non plus leur imposer des textes comme ceux de Le Livre des bêtes, dépassés et déconnectés de leur monde. Ce qu’il nous faut, c’est un juste milieu : des textes accessibles et enrichissants, qui allient plaisir et apprentissage.
Merci de votre lecture !
One Comment
Marjorie Rebouillat-Cornec
Autant j’aime beaucoup sa méthode d’orthographe graphémique pour les CE1 ainsi que Du mot vers la phrase pour la grammaire conjugaison ( bon ne surtout pas dire que j’ai refait les diapos et des ateliers en lien ^^’). J’utilise un peu QLM car certains séances sont pas mal et c’est bien guidé pour des quiches comme moi en QLM ^^…. mais par contre je ne comprends pas du tour ses démarches en lecture pour les CPs et les CE1…. je n’adhère pas. Je trouve ça pauvre et complètement hors sol. Merci pour cet article.